Par Kamel CHRIF *
Madame la ministre,
Le lendemain de la cérémonie d’ouverture des J.C.C 2022, j’ai pris un taxi pour aller sur les hauteurs de Sidi Bou Saïd.
Le conducteur du taxi, un jeune de 27 ans, me dit qu’il avait quinze ans au moment de la révolution. Comme je n’ai pas oublié la tempête porteuse d’espérance qui s’est levée en janvier 2011, je suis curieux d’avoir son point de vue sur les douze années passées.
Il m’apprend que son plus grand désir est de quitter ce pays…
Je lui rétorque que ce pays est le sien et si les gens de son âge partent qui va le relever ?
Il me regarde avec un sourire qui accentue son amertume.
Il ajoute : « Si mon frère est mort pour la révolution, c’est pour passer à autre chose et vivre mieux, mais nous continuons sur la même route… ».
J’ai tenté de lui rappeler la ferveur que le monde a éprouvée devant le soulèvement de la jeunesse tunisienne et que d’autres pays ont emprunté le chemin ouvert par le peuple tunisien. Il me répond par Canada, Allemagne, Belgique…
Devant sa maigreur physique et sa peine, je n’ai pu lui dire que les rêves peuvent devenir cauchemardesques ! Avant de se quitter, comme s’il m’avait entendu, il ajouta :
« La révolution a enfanté un cauchemar».
Madame la ministre, c’est habité par la tristesse de cette rencontre que j’ai décidé de vous écrire cette lettre ouverte.
Installé au Café des nattes, il m’est revenu en mémoire une phrase qu’aimait répéter Sembène Ousmane : « Un film c’est promener le miroir devant le peuple ».
En pensant à la métaphore de Sembène, je me suis souvenu de la cérémonie d’ouverture et de moi, regardant sur grand écran la retransmission télé avec à la sortie de l’hôtel Africa des festivaliers marchant sur un tapis rouge et le ballet des voitures ressemblant à de fausses limousines. Rétrospectivement, j’ai eu l’impression d’avoir participé à la construction d’un palais dans les nuages.
Je sais bien que le cinéma est le mensonge, mais lui, il lui arrive de dire la vérité.
Nous, que disions-nous aux téléspectateurs tunisiens ?
J’ai eu honte d’avoir contribué à une telle mise en scène, en voyant sur cet écran de cinéma squatté par la télévision un tel faste même s’il est de pacotille dans une période où certains de nos compatriotes vivent une véritable crise économique.
Pour me consoler, j’ai pensé à feu Godard qui disait : « La télévision fabrique de l’oubli alors que le Cinéma fabrique des souvenirs. » Mais que faire quand les images télés prennent possession d’un écran cinéma comme ce fut le cas ce soir-là ?
D’autre part, le slogan choisi pour cette édition des JCC 2022 est : « Créer un chemin ».
Je me demande quel est ce chemin ?
Un tapis rouge en feutre aussi épais qu’une feuille de cigarette !
C’est absurde de vouloir faire croire que nous faisons du « cinémascope » alors que beaucoup de nos salles sur le continent sont à l’abandon, quand elles ne servent pas de poulailler ou de bergerie.
A quoi sert ce mensonge ? A des spectateurs inexistants ?… A nos jeunes qui se réfugient dans les salles obscures pour pouvoir flirter et s’accorder une parenthèse de liberté, loin des tartuffes ?…
A nous qui sommes incapables de nous organiser pour mettre en place un circuit de distribution digne de ce nom ?
A feu Tahar Cheriâa qui disait « celui qui tient la distribution, tient le cinéma » ?
Pour ma part, nul besoin de créer un quelconque chemin. Il serait préférable de retrouver le chemin initial dessiné par ces fondateurs.
Au cours de la cérémonie d’ouverture, j’ai pensé à Tahar Cheriâa et à Sembène Ousmane.
Ils devaient se retourner dans leurs tombes en voyant ce que sont devenues leurs Journées cinématographiques.
J’ai conscience qu’avec le temps les concepts évoluent.
Peut-on parler d’évolution quand les Journées cinématographiques de Carthage se transforment en caricature du Festival de Cannes ?
Non seulement c’est un contre, sens au projet initial pour ne pas dire un déni de ce qu’est l’âme de ces journées.
Comme le dit un adage de chez nous : « La corde du mensonge est courte ».
Nous sommes plus ridicules que la grenouille qui se voulait aussi grosse que le bœuf.
Si Cannes offre au monde une telle vitrine, c’est parce que son fonds de commerce est le cinéma mondial. Ce festival peut se permettre un tel étalage et n’en déplaise à mon ami Pierre Henri Deleau, un des pères de la Quinzaine des réalisateurs qui pense que « Cannes est devenu un défilé de porte-manteaux ».
Quel est le fonds de notre boutique ? Célébrer notre cinéma et les cinéastes de notre continent qui, selon moi, sont les conteurs voir les griots des temps modernes.
Sans oublier tables rondes, débats, réflexions et actions cinématographique dans toutes les régions et dans les quartiers populaires.
C’est pour cela que les pères fondateurs les ont appelées : Journées et non Festival.
Madame la Ministre, c’est pour ces raison que je me permets de vous demander de bien vouloir mettre en place les états généraux du cinéma.
Il s’agirait pour notre profession d’analyser les avantages acquis depuis que nos Journées Cinématographiques de Carthage sont devenues annuelles.
Pour ma part, en revenant à une session bisannuelle, cela améliorerait la qualité dans le choix du comité de sélection, à cause de la faiblesse de notre production cinématographique.
De plus et cela est le plus important et sans aucune démagogie de ma part : au vu des difficultés que rencontrent nos concitoyens à cause du contexte général d’inflation et de hausse du coût de la vie, cela serait pour notre profession un acte de solidarité minimale.
Pour avoir exposé auprès de certains de mes confrères ma réflexion, je suis persuadé que nous serons nombreux à vous signifier une pleine disponibilité pour travailler à vos côtés.
En vous remerciant par avance de toute l’attention que vous réserverez à cette lettre ouverte, je vous prie de croire, Madame la ministre, en l’assurance de ma haute considération.
K.C.
(*) Auteur – réalisateur